LE JOURNAL DU DROIT DES JEUNES

L'éditorial de Dan Kaminski * dans le JDJ N°278

Tous des «victimes innocentes»

«(…) la pitié n'est pas un affect loyal, ni la plainte une raison d'avoir raison, ni la victime ce à partir de quoi nous devons penser».
A. Badiou, Petit panthéon portatif (1)

Alain Badiou a raison. Mais, puisque la plainte victimaire et le gouvernement compassionnel sont de saison, voire de rigueur, pourquoi ne pas approfondir leur déloyauté, leur profonde erreur et leur ambiguïté afin d'en dépasser les sinistres limites ? Il est, donc, des «victimes» réduites au silence et à l'isolement, auxquelles un peuple réputé sensible et un gouvernement qui se complaît à flatter cette sensibilité n'ont pas encore accordé une attention vigilante. Il est des victimes qui ne sont pas celles du crime, mais celles des décisions judiciaires prises quotidiennement au nom du crime, des victimes du choix politique de punir le crime par l'incarcération.

La prison fait, elle aussi, en série avec les catastrophes, les accidents de la route, les maladies, les drogues et les crimes, de «petites victimes innocentes».

L'incarcération produit des conséquences problématiques pour les détenus, pour leurs parents, pour leurs conjoints et pour leurs enfants. Ces conséquences sont soulignées dans le numéro d'octobre du Journal du Droit des Jeunes.

Deux options politiques doivent, à mon sens, être soutenues simultanément pour les affronter. La première est simple et radicale : afin d'éviter les conséquences problématiques de l'incarcération, il suffit de ne pas y recourir.

La détention préventive reste scandaleusement sur-exploitée et la prison pour peine rencontre auprès des juges un succès non démenti ainsi que la réduction de ses mécanismes d'érosion (non-exécution ou libération anticipée). Ce succès et cet allongement des détentions essoufflent et désespèrent les administrateurs, les personnels de surveillance, les détenus, leurs familles et les intervenants dits «extérieurs».

La seconde option politique concerne les cas dans lesquels il resterait quand même nécessaire de recourir à la «solution» carcérale : il faut alors soutenir, extramuros, le droit d'un enfant d'entretenir des relations avec son parent détenu et garantir indissociablement, intra-muros, le droit du détenu au maintien de ses relations familiales.

La première option rencontre un sérieux obstacle culturel. Le choix de l'emprisonnement est facilité — dans une période où l'on préfère exclure les «inutiles au monde» en oubliant qu'ils sont utiles à leur petit univers — par une rationalité atomiste : le juge qui décide d'y recourir n'a pas à se préoccuper des liens sociaux concrets entre les personnes concernées par cette décision. On peut décider de détenir un homme ou une femme en négligeant les liens affectifs qui le ou la constituent, au nom d'un raisonnement abstrait sur l'ordre social bafoué par le crime ou sur la sécurité de la société menacée par son auteur. Cette rationalité atomiste est prolongée et légitimée encore par la croyance confortable que la détention doit ou va produire un bien moral immatériel (l'une ou l'autre des nobles et vertueuses fonctions accordées à l'emprisonnement).

Non seulement la prison isole une personne identifiée comme auteur de l'infraction ou condamnée, mais elle isole aussi les membres de sa famille, au nom d'un bien supérieur abstraitement construit. Si le crime peut apparaître comme le signe d'une rupture sociale, il y a lieu de faire de la décision d'emprisonner un «passage à l'acte» de qualité similaire, une réponse relevant d'une violence symétrique, aveugle, comme le crime le plus souvent, sur ses conséquences concrètes.

La seconde option, rencontre, quant à elle, un obstacle résolument institutionnel. Si le détenu est privé de sa liberté, il ne peut être question de le priver, sauf décision judiciaire, des attributs de l'autorité parentale (voir la contribution d'Amaury de Terwangne dans le JDJ d'octobre). Cependant, trop souvent, les contraintes et les privilèges de l'administration prennent le pas sur les droits des personnes, droits devenant de ce fait éminemment conditionnels. Les contraintes de la surpopulation carcérale, le manque de moyens plus ou moins rhétorique, l'impératif systématiquement prioritaire de la sécurité en prison constituent des limites à l'exercice plein et entier des droits que la loi Dupont et d'autres textes internationaux (voir la contribution de Colette Frère) tentent de faire reconnaître dans un effort appréciable mais limité.

Le numéro d'octobre du Journal du Droit des Jeunes prend à bras le corps (deux ans après un numéro spécial de la revue Les politiques sociales, dirigé par Ghislaine Weissgerber et Isabelle Delens-Ravier) une question brûlante, que le Fonds Houtman a fortement contribué à faire émerger du sous-sol de nos évidences. Constats, analyses, entretiens, témoignages (2) et outils de réflexion (compilés par Frédérique Van Houcke) s'associent, dans les pages du JDJ.

Un tableau vivant et préoccupant y prend forme, articulant un questionnement sur l'adéquation juridique et la dimension psychosociale des atteintes aux besoins de l'enfant (Colette Frère), une interrogation sur la parentalité sans liberté (Amaury de Terwangne), un constat terrible sur la condamnation des femmes à une forme officielle de solitude et de leurs enfants à la confrontation sans médiation avec leur mère (Pascale Jamoulle), des suggestions en faveur des alternatives susceptibles d'éviter la contamination aux enfants du déclassement psychique et social de leur parent (Delphine Paci), un témoignage sobre et délicat sur la naissance en prison (Colette Frère) et une évocation des activités de services qui courageusement, rencontrent et traitent, au quotidien, une victimation non reconnue.

Les enfants des détenus pourront-ils aujourd'hui contribuer bien involontairement à la refondation d'une critique de l'incarcération ou resteront-ils la ressource temporaire (en attendant mieux) d'un larmoiement collectif et bienfaiteur ? Les enfants de détenus sont-ils entachés des fautes de leurs parents, réduisant d'autant leur éligibilité à l'innocence que notre nouvelle morale conférerait alors plus sélectivement qu'on le croit ? Ou bien, la passion victimiste pour les enfants (que l'affaire Dutroux a fait fleurir) peut-elle s'étendre aussi à ceux qui sont sacrifiés par les décisions judiciaires prises à l'égard de leurs parents ?

Pour forcer la réponse à ces questions, suivons le fil de la compassion jusqu'à le trancher : lorsque nous serons tous devenus des objets d'apitoiement, tous des «victimes innocentes», cette appellation ô combien contrôlée — humaniste mais déshumanisante, reconnaissante mais discriminatoire — n'aura plus d'utilité. Nous pourrons redevenir alors — reconnus par nos droits et vivant de l'inconfort d'en être sujets — des femmes, des hommes et des enfants.


* Professeur à l'Ecole de criminologie de l'UCL.
(1) Editions "La Fabrique" 2008 - 184 p.
(2) Parmi ceux-ci des extraits du très beau film intitulé Car tu porteras mon nom, produit à l'initiative du Fonds Houtman et réalisé par le regretté Sébastien Verkindere.