LE JOURNAL DU DROIT DES JEUNES

L'éditorial de Ph. D. Jaffé, J. Zermatten et B. van Keirsbilck dans le JDJ N°372

L'humanitaire dévalorisé (1)

L’ONG humanitaire anglaise Oxfam se trouve dans la tourmente, depuis fin janvier 2018. Helen Evans, directrice de la prévention interne à Oxfam entre 2012 et 2015, a dénoncé l’existence d’une «culture d’abus sexuels au sein de certains bureaux», et a fait état de viols ou tentatives de viols au Sud-Soudan ou d’agressions sur des mineurs oeuvrant comme bénévoles dans des magasins tenus par l’ONG au Royaume-Uni.

L’ancien directeur d’Oxfam en Haïti a reconnu qu’il avait eu des rapports tarifés avec des prostituées dans des locaux financés par l’organisation, selon un rapport établi en 2011 par l’ONG à l’issue d’une enquête interne et rendue publique. L’ONG avait alors choisi de proposer à son responsable en Haïti un «départ digne, à condition qu’il coopère pleinement avec le reste de l’enquête».

Faut-il encore ajouter qu’une ancienne prostituée haïtienne âgée de 23 ans affirme qu’elle était payée entre 79 et 158 euros par rapport sexuel, deux fois par semaine, pendant six mois. Lors de leur premier rapport sexuel, selon ses dires, elle n’était âgée que de 16 ans.

Les abus sexuels sur enfants représentent une catégorie de crimes abjects, qu’ils soient commis en famille, au sein de l’Église, par des soldats onusiens, n’importe où, par n’importe qui. Nul besoin de rappeler à quel point les victimes peuvent en être traumatisées et avoir du mal à se reconstruire. Si une plus grande conscience sociale et une bien meilleure prise en compte de la parole des victimes par le système judiciaire représentent des avancées tangibles, il n’en demeure pas moins que trop d’enfants continuent à être abusés.

En Suisse, comme dans la plupart des pays européens, les estimations montrent qu’environ 25% des filles et 10% des garçons subissent des abus qui impliquent un contact physique; dans ces pourcentages, ne sont pas inclus les sextos, les cyberabus ou encore l’exhibitionnisme.

Ce qui nous alerte le plus, c’est que tous les abus sexuels représentent des trahisons profondes de la part d’un adulte, qu’il soit père de famille, prêtre ou encore agent humanitaire chargé de la protection d’une population vulnérable. Notre révolte est évidemment plus véhémente lorsque l’abuseur provient des rangs de nos collègues, des personnes qui sont engagées en faveur des droits de l’enfant et qui, publiquement, professent de les protéger.

Dès lors, nous ne pouvions donc pas taire le fait qu’un activiste des droits de l’enfant, citoyen britannique particulièrement connu sur le plan international, qui dirigeait une ONG combattant la maltraitance infantile, consultant incontournable de grandes organisations onusiennes, un collègue que nous avons croisé lors de nombreuses conférences, que nous avons invité à intervenir dans nos formations universitaires, a plaidé coupable et a été condamné à plus de six ans de prison pour des abus sexuels aggravés sur un enfant dans un contexte privé. Que les actes admis se soient déroulés il y a 50 ans et n’aient apparemment visé qu’un enfant ne réduisent en rien la gravité exceptionnelle du crime ou l’hypocrisie de ce collègue. Et ne réduisent pas, hélas, le traumatisme éprouvé par la victime.

Que faire? Il serait naïf de penser que l’abus sexuel sur enfants sera éradiqué à jamais. Il serait absurde de croire que les personnes ayant un intérêt sexuel déviant cesseront de chercher à travailler, par culpabilité pathologique ou par opportunisme pervers, pour des organisations mises sur pied pour faire progresser la cause des enfants. C’est bien pour cela que nombre d’organisations travaillant pour et au contact d’enfants se sont dotées ces dernières années de chartes éthiques explicites et ont investi dans des mesures internes de prévention.

En Suisse, Pro-Juventute ou encore Terre des hommes font figures de précurseurs, pour ne citer que ceux-là.

Même si tout garde-fou présente des failles et peut être contourné, c’est une digue de plus érigée contre les abuseurs sexuels avérés ou potentiels.

De plus, il est impératif de continuer à affiner les procédures de sélection et de recrutement des personnes travaillant avec des enfants. Les formations des humanitaires doivent aussi prendre en compte cette réalité. Ces démarches n’auraient peut-être pas servi à identifier le collègue britannique, mais elles pourront contribuer à décourager d’autres personnes à passer à l’acte.

Et au-delà de la prévention et de l’adoption de chartes de protection de l’enfance, il faut que la culture du silence cesse, que les responsables arrêtent de couvrir les faits, comme cela s’est passé pendant trop longtemps, notamment dans l’Église et les forces de maintien de la paix. Au contraire, ces organisations sortiraient grandies si elles réagissaient fermement et rapidement, en participant à la manifestation de la vérité, protégeant ainsi les victimes, et en leur octroyant les compensations auxquelles elles peuvent prétendre. Cette attitude participerait aussi à montrer l’exemple, en particulier de la part des Nations unies et des États qui n’ont pas toujours eu ce courage et ce souci de montrer l’exemple.

Philip D. Jaffé, Jean Zermatten et Benoît van Keirsbilck (2)


(1) Cette carte blanche a été publiée dans La Libre Belgique le vendredi 23 février 2018.
(2) Respectivement : professeur à l’Université de Genève, ancien président du Comité des droits de l’enfant à l’ONU, directeur de Défense des enfants-Belgique